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En débat

Recrutements d’enseignants : et si l’on parlait chiffres, sérieusement ?

Marianne Auxenfans

dimanche 4 décembre 2011

L’objectif de 60 000 recrutements sur 5 ans, affiché par François Hollande comme mesure-phare de son programme éducatif, donne lieu à polémique : la droite y répond par un véritable tir de barrage, contestant le coût de ce plan à coup de chiffrages plus ou moins sérieux, avec pour résultat que le PS fléchit : ces 60 000 recrutements, que les agences de notation se rassurent, seront financés en réduisant les recrutements dans d’autres ministères pour tenir l’objectif d’un déficit public réduit à 3% dès 2013 [1]...

Quand les chiffres divers, variés et plus ou moins fondés volent dans les media, les citoyens - notamment les personnels de l’Education Nationale, étudiants, usagers du service public d’Education Nationale - auraient tout intérêt à prendre leur calculette et à procéder eux-mêmes à quelques vérifications basiques sur ce que sont les termes du débat.

Car même si les problèmes de l’Education Nationale sont indubitablement complexes et ne se règleront pas sur un coin de table, sur certains points décisifs au moins, tout citoyen est à même de prendre la mesure des questions à traiter. 

Ce faisant, il constatera que bien des politiques en vue, par méconnaissance, déni ou refus d’affronter le débat sur les choix politiques à faire, sont pour le moment très loin de prendre les problèmes de front et d’y proposer des solutions à la hauteur... C’est particulièrement vrai sur le problème de la crise de recrutement - alors que si cette crise n’est pas résolue, la pénurie d’enseignants pilotera toute la politique éducative pendant au moins dix ans et interdira toute amélioration sérieuse (des conditions de travail, des pratiques pédagogiques, de la réussite des élèves, des performances du système...).

Dans cette regrettable situation, l’avantage de la démocratie, c’est que les citoyens attachés à un service public d’enseignement efficace sont en position de faire comprendre aux candidats aux fonctions électives quelles sont leurs attentes. 

Les quelques observations ci-dessous, basiques et fondées uniquement sur des éléments accessibles au grand public, montrent que les citoyens ont quelques arguments objectifs pour exiger de l’ensemble des politiques qu’ils mettent tous les éléments sur la table pour un débat enfin sérieux sur la politique éducative - parce qu’elle le vaut bien !

1- Le candidat François Hollande annonce 60 000 recrutements sur 5 ans, puis précise qu’il s’agira de 60 000 personnels éducatifs, médico sociaux et enseignants [2] - donc pas de 60 000 profs - combien de profs au juste, cela reste à déterminer. 

Le 1er décembre, Jean Louis Auduc, conseiller du Parti Socialiste sur les question éducatives, souligne qu’il va falloir faire des propositions concrètes pour rétablir au plus vite l’attractivité du métier d’enseignant, préalable nécessaire afin que l’on puisse recruter assez et "impératif décisif à un moment où dans les cinq années qui viennent plus de 35 000 enseignants du 1er et du 2d degré vont partir en retraite".

Si ce chiffrage est correct (ce qui reste à démontrer, cf ci-dessous le point 2), cela veut dire que sur les 60 000 personnels à recruter dans l’Education, 35 000 seront déjà consacrés à compenser (1 pour 1) les 35 000 départs en retraite de profs, bref à éviter que la situation déjà extrêmement difficile en terme d’effectifs par classe et de remplacements ne s’aggrave encore.  En terme de "sang neuf", resterait donc 25 000 recrutements dans l’EN , sachant que dans ces 25 000, tous ne seront pas des profs.

Or depuis le début de la RGPP [3] en 2007, chaque année on n’a recruté de nouveaux titulaires par concours qu’à hauteur de 50% des départs en retraite. En pratique, pour diverses raisons, on n’a même pas recruté à hauteur de 50%. Ainsi en 2011, la "réforme" des retraites a contraint au départ un certain nombre d’enseignants (mères de 3 enfants), en plus des 34 000 départs en retraite normalement prévus cette année-là ; pour autant il n’y a eu aucun poste supplémentaire mis aux concours 2011, ni a fortiori aucun admis supplémentaire : outre les 17 000 départs non remplacés par la RGPP, ces départs "imprévus" n’ont donc pas été compensés du tout. Par ailleurs près de 1000 recrutements n’ont pu se faire en 2011 faute de candidats, il faut aussi déduire les doublons (candidats reçus à la fois au CAPES et à l’Agrégation....). Bref le déficit de recrutement accumulé en 5 ans de RGPP se situe donc - au minimum ! - aux alentours de 80 000 profs titulaires.

Avec un plan de recrutement de 60 000 sur 5 ans, dont 35 000 déjà mangés, si l’on suit Jean Louis Auduc, par les départs en retraite à venir, le "sang neuf" envisagé ne serait que de 25 000 titulaires : pas de quoi récupérer les 80 000 profs perdus sous Sarkozy... Cela veut dire qu’il n’est pas envisagé de rétablir les taux d’encadrement, c’est-à-dire les effectifs par classe, les possibilités de dédoublements, l’offre d’options.... qui existaient en 2007.  Dans le 2d degré, le choix de ne pas rattraper le déficit de recrutement de profs est d’autant plus fâcheux que la vague démographique (naissances des années 2000) commence à arriver en collège, et arrivera en lycée dans les années qui viennent : accueillir ces élèves supplémentaires avec moins de profs signifiera immanquablement des conditions de scolarisation qui se dégraderont encore en collèges et lycées durant tout le quinquennat à venir, par rapport aux conditions actuelles où les élèves sont déjà traités comme des sardines ou poussés hors de l’école vers l’apprentissage.

On ne peut que regretter ici l’écart entre le discours de François Hollande sur "la jeunesse, grande cause nationale" et l’école, "grande ambition" de son quinquennat, et l’insuffisance réelle de ses prévisions d’investissement dans le service public d’Education, qui, la démographie étant ce qu’elle est, vont envoyer les jeunes générations collégiennes et lycéennes dans le mur. 

2- Un des obstacles au débat public sur les mesures à prendre pour faire sortir l’Education Nationale de l’état pitoyable où l’a mis la RGPP et lui permettre de répondre aux besoins d’élèves plus nombreux, c’est la rareté et la difficulté à trouver des données statistiques sur certains problèmes-clé, données indispensables pour toute projection sur les cinq, dix ou quinze ans à venir - or gouverner, c’est prévoir !

Par exemple, comment être certains que les 35 000 départs en retraite d’enseignants "dans les cinq années qui viennent" et « pour le 1er et le 2d degré », annoncés par Jean Louis Auduc [4], sont une prévision fondée ? 

Ces dernières années, les départs en retraite annuels des profs (1er+ 2d degré) tournaient plutôt autour de 34 000 départs par an .... 

Il n’est bien sur pas impossible qu’on assiste, pour x raisons, à un effondrement des départs en retraite des profs à partir de 2012, de 34 000/ an à environ 7000/an, mais cela mérite qu’on s’en assure....

Dans le 2d degré en tout cas, la pyramide des âges des certifiés est telle que les profs âgés de 55 ans et plus constituent 15% de ce corps [5] et près de 20% pour les agrégés.  Sauf à considérer qu’une énième "réforme" des retraites pourrait contraindre ces personnels à enseigner jusqu’à un âge très avancé, le plus probable est qu’ils vont partir en retraite bientôt, et en nombre.... donc il va bien falloir les remplacer, ou alors ce sont les profs restants et surtout les élèves qui paieront les pots cassés !

On le voit bien, un état des lieux chiffré, public et contradictoire est indispensable pour construire tout plan pluriannuel sérieux. Combien y a-t-il eu de départs en retraite de profs de maths, de français, etc.... depuis 2007 ? Combien n’ont pas été compensés ? Combien va-t-il y en avoir dans chaque discipline dans les 5 ans ou 10 ans à venir ? Quels vont être les besoins supplémentaires générés par la poussée démographique des élèves ? Quels sont les rattrapages à opérer en matière de remplacements et de postes déjà vacants faute de titulaires, discipline par discipline ? Quels sont les viviers d’étudiants disponibles dans chaque discipline ? etc....

Ces informations, le Ministre les a, ou peut les faire produire par ses services : qu’il les publie, puisqu’il est prêt à défendre son bilan !

Et qu’on parte du réel, des manifestations concrètes de la crise de recrutement dans les établissements et dans les amphis des universités, pour déterminer l’ampleur des mesures, leur ciblage et l’ordre de priorité, plutôt que d’en rester à un calibrage macro économique et a priori, qui risque de nous faire passer "à côté" de gros problèmes....

3- Ces questions ne s’adressent pas à un seul des candidats, mais à tous.

Ainsi, quand Eva Joly (EELV), refusant explicitement les 60 000 recrutements de Hollande, s’engage sur 20 000, puis 25 000 recrutements sur 5 ans [6], soit +/- 5000 par an, il faudrait qu’elle précise....  Soit c’est 5 000 postes/an pour l’ensemble des concours, à comparer aux 17 000 mis par Chatel à la session 2011, auquel cas elle envisage de ne remplacer qu’un départ en retraite sur 6 ? Pire que la RGPP qui a déjà mis l’Education Nationale à genoux ! Ou alors c’est un plan de recrutement supplémentaire de 25 000, 5 000/an s’ajoutant au flux de recrutement existant sous Chatel, ce qui donnerait quelque chose comme 17 000 + 5 000 = 22 000 par an. Si les départs en retraite continuent au même rythme que ces dernières années (dans le 2d degré, c’est démographiquement probable), recruter chaque année 22 000 titulaires pour 34 000 départs implique de ne remplacer que 2 départs sur 3.... Poursuite d’une RGPP « light » qui creuserait encore la pénurie de profs, pour des élèves dont on sait qu’ils seront plus nombreux ? Quant aux responsables Education d’EELV, interrogés lors de leur convention du 30 novembre, ils sont dans le grand écart entre « un investissement extrêmement fort et durable dans l’éducation est indispensable » et « on bute un peu sur l’aspect quantitatif de nos propositions à cause du discours très dur de la droite sur le budget »….

Du côté du MODEM, si l’on annonce l’intention de « sanctuariser les moyens de l’école » voire de « remplacer poste par poste » à l’avenir [7], les sources de financement se réduisent au redéploiement au sein de l’EN, mammouth pourtant déjà passablement étique, tandis que la réduction des déficits publics est martelée comme impératif absolu [8]. On voit mal comment financer quoi que ce soit d’ambitieux pour sortir de la crise de recrutement, si on s’interdit d’avance d’augmenter l’investissement éducatif…. Il n’y a d’ailleurs, sauf erreur, aucun objectif chiffré de recrutements.

Quant au Front de Gauche qui entend "abolir la RGPP", "stopper les suppressions de postes", "engager un plan de recrutement dans l’Education nationale sous statut de la fonction publique d’Etat, rétablissant, notamment, tous les postes supprimés", en développant "le prérecrutement des enseignants" [9], on attend qu’il dise où trouver l’argent nécessaire et quelles mesures précises il compte prendre pour sortir de la crise. 

Il est grand temps de sortir du brouillard dans lequel Chatel, en faisant de la rétention de statistiques, maintient toutes les parties intéressées au débat sur l’Ecole.  Un état des lieux sans approximations ni angles morts est nécessaire à toute élaboration de solutions viables, à tout projet de reconstruction crédible.  Ce débat appartient à tout ceux que l’avenir de l’Ecole intéresse : personnels, parents, lycéens, sans oublier les étudiants qui se destinent à l’enseignement et qui voient à juste raison dans le service public d’Education la perspective d’un emploi qualifié, statutaire, non délocalisable et surtout fondamentalement utile et gratifiant. 

Une chose est certaine et incontournable : dans les 5 années qui viennent et au-dela, les élèves vont avoir besoin de profs, de beaucoup de profs, de profs solidement formés et titulaires. La question est : comment fait-on ?

[1] hollande prévoit d’économiser 50 milliards d’euros d’ici à 2013 www.lemonde.fr

[2] Confirmation le 2/12/2011 par Vincent Peillon www.vousnousils.fr

[3] RGPP : Révision Générale des Politiques Publiques

[4] Editorial de Jean Louis Auduc, 1er décembre 2011 www.cafepedagogique.net

[5] Pyramides des âges des enseignants par corps, page 31 de l’Etat de l’Ecole 2011, novembre 2011 media.education.gouv.fr

[6] Interview France 3 Ile de France ("12/13 Dimanche"), dimanche 6 novembre 2011

[7] Déclarations de Sylvain Canet pour le MODEM lors du Colloque FSU / politiques du 28 septembre 2011

[8] Intervention de Jean-Jacques Jegou jeudi 7 juillet en séance publique au Sénat, lors du débat d’orientation des finances publiques pour 2012 www.mouvementdemocrate.fr

[9] programme du Front de Gauche, pages 18 (RGPP) et 79 (recrutements Educ)

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